Douloureusement, j’ouvre un œil. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai ressenti une douleur aussi… Réelle. J’ai l’impression d’avoir retrouvé des muscles fonctionnels et que ceux-ci ont été maltraités. J’ai l’impression de ressentir de nouveau le vent et une douce bruine sur mon visage. Pourtant, je ne fais rien. Pourtant, je ne me concentre pas, je ne devrais rien ressentir. Je devrais être invisible. Je me relève lentement, découvrant à la suite les jambes d’un autre, les vêtements d’un autre, le corps d’un autre. « Si on me dit que c’est la réalité, je veux bien brûler ma soutane » Si nous étions encore au 17ème siècle, j’aurais fini sur un bûcher pour avoir prononcé un truc pareil. Je me relève, titubant légèrement. J’ai de nouveau un corps ? A moi, pour de vrai ? Ça y est, je suis enfin de retour parmi les vivants ? Dans une exclamation hystérique, je vérifie une énième fois que je suis bien réel, bien vivant. J’interpelle quelqu’un au hasard en lui demandant s’il me voit. Il me voit. On me voit. Je suis réel.

Je dois tester quelque chose, je veux en être certain. Je trouve un morceau de fer et, prenant une grande inspiration, je pose la main dessus. Je me crispe, m’attendant à me retrouver avec une brûlure au 3ème degré comme la dernière fois. Rien, absolument rien. C’est juste… Froid. Je ne peux pas être plus heureux, depuis le temps que j’attendais ça ! Je peux enfin reprendre ma vie, je ne suis plus invisible, je ne suis plus exilé.

J’ignore le brouhaha autour de moi, des voix qui semblent provenir de toutes part. Je n’ai pas envie d’y faire attention pour l’instant. Tout ce qui compte, là, maintenant, c’est que je sois vivant et dans un corps pas dégueu, faut l’avouer. Ça ne vaut pas ce que j’avais avant mais je ne vais pas me plaindre. En plus, j’ai rajeuni de quelques années alors, je ne vais pas me plaindre. Je suis gagnant dans cette histoire. Je ne veux même pas connaître la raison d’un tel revirement, je m’en fiche. A cet instant précis, ça n’a tellement pas d’importance.

L’excitation suite à la découverte de mon nouveau corps s’estompe légèrement lorsque je vois mon ancienne forme éthérée qui me fait face, visiblement terrifiée et perdue. Je lui fais signe de la main avant de m’avancer doucement vers moi. Enfin, lui. Enfin, mon corps. « Par contre, ça risque d’être embêtant si je garde mon corps translucide avec moi. Cette forme était bien mais apparemment, je viens d’en recevoir une nouvelle donc, je suppose que t’es libre maintenant. »

« Eh, vous là ! On ne vous a jamais dit, monsieur, que ça ne se fait pas de voler le corps des gens ?! Votre mère ne vous l’a jamais appris ?! Mais quelle éducation ! » Mais pourquoi il s’énerve ? Mais ne t’énerve pas, ce n’est pas bien grave. Et puis, je ne l’ai pas volé ce corps, on me l’a donné. Si aucun de nous deux ne pouvont expliquer un tel revirement, il n’y a qu’une seule solution et moi, ça me convient parfaitement. Après des centaines d’années, on me récompense enfin. J’ai passé ces derniers siècles à servir en tant que prêtre et exorciste, et ce, même si je ne pouvais plus mettre les pieds dans une église alors, non, ce corps, je ne l’ai pas volé, je le mérite.

Mon ancien corps éthéré fait les cent pas, visiblement, il prend très mal le fait de devoir vivre tout seul maintenant. Pourtant, il va bien devoir s’y faire parce que, personnellement, je n’ai pas envie de revenir à mon ancien état. Et puis, si je veux continuer les exorcismes, ce sera beaucoup plus facile comme ça. Franchement, cette personne devrait voir les bons côtés. « Vous avez clairement quelques notions respect élémentaires à revoir ! J'espère que vous êtes content, vous êtes un vaurien, un malotru voleur de corps ! » Je lève les mains en signe d’apaisement, il va finir par faire une crise cardiaque s’il continue comme ça. « Mais enfin, calmez-vous mon fils ! Je n’ai pas volé votre corps, on me l’a donné, c’est totalement différent. Et puis, ce n’est pas si grave d’être un esprit, vous vous y ferez, faites attention aux exorcistes et tout ira bien »

Je ne comprends pas pourquoi il le prend aussi mal. Ce n’est pas si terrible d’être un esprit. Si on fait attention au fer, au sel, aux endroits sanctifiés et aux démons, ça va. Bon d’accord, c’est plutôt compliqué de se faire entendre, mais avec deux ou trois verres brisés, ça va beaucoup mieux. « Allez, soyez tranquille, ce n’est pas si grave, la vie continue ! Et puis, tu vois, pendant que tu découvriras la joie d’être un poltergeist, je pourrais reprendre ma vie d’exorciste et de prêtre. Et, promis, je ferais attention à ce qu’on ne te touche pas, ce sera pour te remercier de m’avoir cédé ton corps. »  Je suis tellement content. Toutes ces sensations quand on est vivant m’avait vraiment manqué. Le vent, la pluie, les odeurs, tout ça, on n’y fait pas attention et puis, quand on meurt, c’est peut-être ce qui nous manque le plus. Ce petit quelque chose qui prouve qu’on est vraiment en vie.