Il y a toujours des gens qui vous disent quoi faire. Vous savez, ils sont là, ils vous regardent, parlent de vous, médisent sur votre compte, et en fin de compte, ils finissent par venir vous expliquer pourquoi vous devez vous comporter comme ceci et comme cela. En général, quand vous êtes jolie et respectable dans vos attitudes on vous laisse en paix. Mais vous êtes aussi une femme, une fille et la dernière-née.

C’est ce qui s’est passé pour Jane. Enfant parfaite, née de l’union d’un pur anglais et d’une mère japonaise, ça aurait pu être une gamine irréprochable avec de grandes ambitions. Elle aurait été une petite fille approuvée par les deux familles et alors l’univers en aurait été comblé. Mais les bébés qui naissent dans des roses et  des choux n’existent pas. Oh bien sûr, il ne faut rien exagérer. Ses cinq bougies d’anniversaires soufflées, Jane demeurait l’adorable dernière du clan Kippling et du clan Akane. Deux branches de politiciens puissants et fortunés par-dessus le marché. Personne ne pensait que ses parents se seraient mariés par amour et pourtant il en était ainsi. C’est le moment où vous vous dites qu’il n’y a pas meilleur environnement pour grandir saine et équilibrée, dans une famille aimante et riche, que ça va être une magnifique histoire de princesse rose et moelleuse. Et c’était vrai. Mais la petite était observée de près. En fait il n’y a pas plus grande pression que celle d’être héritière de titres prestigieux, et d’être baignée dans un archaïque et le cérémonieux ennui.


A sept ans, Jane appris à parler le français, le japonais, l’espagnol, l’anglais bien sûr, et le chinois. Elle était mesurée, pesée, habillée… Mais elle demeurait une enfant, et elle assimilait tout parfaitement. Heureusement pour elle, (j’allais dire Dieu) on l’avait affublé d’un cerveau bouillonnant et vif. Enfin, malgré ses exploits et ses aptitudes amplement suffisantes, Jane voulait par dessus tout à exceller en magie. Le poids des deux familles avait arraché ses rêves naturels comme devenir astronaute ou chanteuse de pop clichée. Alors ensuite, elle s’était mise à divaguer sur autre chose. Ses parents étaient tous les deux des sorciers Wiccans, mais ils ne voulaient en aucun cas se servir de magie. Ils estimaient que leur vie politique n'en n'avait pas la nécessité. Les humains ne devaient pas connaître leur existence.
Mais elle restait une petite fille qui avait la magie dans le sang. Une petite fille étrange. En premier lieu, ses pouvoirs étaient déjà arrivés, bien qu’on tenta de la détourner d'un quelconque lien avec les plantes, les pierres.  Elle avait une fascination pour les sortilèges interdits et la création de rituels. Vous voyez où je veux en venir. Son père comme sa mère, Wiccans puissants refoulés lui avaient donné maintes et maintes leçons de bienséance, de langues, d'étude de marché... Mais jamais de potions, d'incantations. Et si le chemin que prenait peu à peu Jane ne suffisait pas à irriter les membres de la famille Akane, en plus de cela l’enfant était horriblement curieuse. Elle fouilla la maison de la cave au grenier et faisait même du chantage pour espérer qu'on lui enseigne comment être une sorcière, simplement.


Neuf ans, ce qui devait arriver arriva : les pouvoirs de Jane s’exprimèrent enfin et ils se révélèrent bien plus puissants qu'elle ne pouvait se l'imaginer, ne pouvant pas vraiment les contrôler. Se produisit alors le même phénomène que pour les enfants gauchers il y a un temps. On les force à écrire de la main droite et ils en restent un peu frustrés. En général ils écrivent… assez mal. Heureusement pour d’autres, ils peuvent recommencer à utiliser leur main gauche quand ils deviennent adultes. Jane avait été forcée à abandonner les sorts et incantations de toutes sortes, on l'éloignait des bougies et autres plantes à propriétés, et ça n’avait pas été un succès. Adolescente, en cachette elle avait cherché à se procurer un grimoire Wiccan sans succès, ses faits et gestes étaient surveillés en permanence. La mauvaise volonté qu’elle montrait à apprendre les codes et diktats sociétaux désolait sa mère comme son père. Les doyens se montraient plus sévères et appliquaient des sanctions en conséquences. Et là vous vous dites « Mince ! ».
C’est sans compter le caractère d’une ado un peu tarée mais friquée, qui pour ses dix huit ans fit ses bagages lors du banquet organisé à l'occasion, prétextant une migraine. En Amérique, ce n’est pas la majorité malheureusement, mais ça avait suffi à lui donner des ailes... et le permis de conduire.


Peu importe le chaos du monde dans ses années-là, elle quitta New York pour Bâton-Rouge en Louisiane. Juste par envie. Elle voulait faire ce que bon lui semblait et choisir sa destination. Elle laissa ses pouvoirs de côté en attendant de dénicher un professeur Wiccan, mais elle n’eut qu’un grimoire. Sans clan et avec une liberté nouvelle de pratiquer la sorcellerie, elle dû se résigner à devenir autodidacte. Sorcière vraiment maladroite, aux sorts plus ou moins catastrophiques, c’est avec impuissance qu’elle assista à l’ouragan Katrina. Elle décida d’œuvrer pour un peu d’humanitaire, nature profonde oblige, et redescendit vers La Nouvelle-Orléans pour aider. Il y avait aussi toute cette activité surnaturelle de laquelle elle souhaitait apprendre plus. Les esprits et les médiums l’intriguaient au plus haut point, alors elle progressa en magie mais juste assez pour faire de la magie primaire. Ces événements révélèrent la puissance incontrôlée de ses pouvoirs et sa fascination pour l’au-delà faisait ressortir la magie plus sombre. En dehors de cela, elle parvint à intégrer une boutique de potions, premier emploi depuis un moment puisqu’elle détenait un compte encore assez bien garni. Cela avait aussi pour but de passer inaperçue, de se fondre dans la masse. Les forces militaires braquées de tous les côtés de la ville avaient eu don de l’apaiser grandement, pensant que jamais sa famille ne l’atteindrait ici, peu importe le temps, le personnel et l'argent qu'elle consacrerait à sa recherche.

La vie reprit son cours jusqu’à l’apparition des démons qui loin de la magnétiser la terrifiaient : Que peut faire une demie sorcière d’une nullité à haut stade ?


La même année, Halloween qui battait son plein la poussa dans une altercation avec l’un d’entre eux. La peur, le désarroi, le mécanisme de défense la firent se téléporter. Ainsi, elle avait acquis un pouvoir spécifique Wiccan et jugeant qu'elle était prête à apprendre plus, elle se mit en quête d’intégrer un Coven.

31 octobre 2016 : Minuit

La fête battait son plein. Autant de couleurs et de sons jaillissaient sans peine dans la foule, pourtant, Jane ne sentait plus les mouvements de son corps. Hissée sur de hauts talons, elle avait l’impression d’être hors du temps et de l’espace, et s’était perdue entre les entités roses et bleues, les clowns, les vampires, les loups garous… Rien d’apocalyptique dans tout ça. Et d’ailleurs, si Jane ne paniquait pas c’était parce que c’était simplement une fête populaire : Halloween.

Pour l’occasion, la jeune femme femme avait peint son visage pour représenter un crâne fleuri de Calaveras. C’était à ce jour le plus beau Memento Mori qu’elle connaissait. Le message était simple : souviens-toi que tu vas mourir. A cela s’accompagnait Carpe Diem : Cueille le jour. Jane aimait ces deux images. Pour elle, apprécier le temps passé sur Terre était aussi important que de ne pas craindre la mort.

La Toussaint, fête des morts, des esprits, de tout ce monde qui la fascinait en secret. Evènement que longtemps elle n’avait pas apprécié et duquel elle avait fini par se détourner dans son enfance. Chez les Voudouns, les morts et la Toussaint prenaient généralement un aspect très solennel et restreint, en plus de s’entourer de coutumes et de procédés propres aux sorciers. On avait conté à la petite Jane bien plus de légendes d’esprits vengeurs et d’âmes tourmentées, que d’histoires de fées et de princesses. Mais elle ne le regrettait pas.
Son admiration pour les esprits, les possédés et les médiums s’en était d’autant plus renforcée. Parler aux morts était à ses yeux le meilleur pouvoir qui soit. En plus de cela, les seuls méchants de ces histoires restaient les démons. Elle avait profondément peur d’eux, il fallait l’avouer. Ils représentaient l’absolue éternité en plus d’exploiter les faiblesses des hommes sans peine
Jane n’espérait jamais en croiser un. Pour cela, elle s’était munie d’un collier. C’est si banal comme objet. Mais comme beaucoup d’autres de ces bijoux fantaisies, le pendentif et la chaîne étaient en fer.

Vêtue d’une robe espagnole d’époque (déguisement oblige), elle se fraya un chemin dans la foule de danseurs. Les parures de carnaval sont pratiques, personne ne sait qui est qui. Il pourrait y avoir des possédés, des…sorciers, ces pauvres humains n’en sauraient rien. S’approchant du feu de joie, sa couronne de fleur sur la tête, Jane admira les flammes danser. Les habitants du quartier tournaient autour, haussant des citrouilles creusées, plantées sur des pics qu’ils tenaient à deux mains. La jeune femme se souvint alors. La légende qui l’avait effrayée quand elle était enfant : Jack O’ Lantern. Un homme qui joue son âme avec le di… ses pensées s’interrompirent alors qu’un homme passa près d’elle.

Jane leva la tête. L’inconnu portait un haut de forme et un masque de crâne. Le costume trois pièces qu’il avait revêtu, entièrement noir, lui donnait des apparences de gentlemen. Il était particulièrement grand et … magnétique. Il la rattrapa alors qu’un mouvement de foule menaçait de la faire trébucher. Elle le remercia, sans vraiment pouvoir se détourner de lui. Son masque laissait entrevoir ses yeux clairs et alors qu’il l’attirait contre lui, elle se laissa faire charmée. Jusqu’au moment où, l’étranger laissa échapper une plainte. Jane se demanda d’abord si elle lui avait marché sur le pied, ce qui connaissant sa maladresse n’était pas improbable, mais elle le vit reculer. Sa veste de costume entrouverte découvrait son torse nu. Sur le sternum de l’homme, il y avait une brûlure. Lentement, Jane baissa les yeux sur sa propre poitrine ou pendait un beau dragon d’Asie. Un dragon en fer. Dans sa tête se fut la panique, elle eut un mouvement de recul :

- Vous êtes un…

Démon oui, pourquoi ça ne sortait pas ? Peut-être que ça rendait ça plus réel. Elle recula encore.

- Attends… fit plaintivement l’inconnu.

Il fit un pas vers elle mais déjà, Jane s’engouffrait dans la foule. Et quand il attrapa sa main, elle avait disparue.


Jane se trouvait dans une ruelle, derrière la boutique de potions où elle avait postulé. C’était là où elle se sentait le mieux. Elle n’eut pas à reprendre son souffle, elle n’avait pas couru. Elle s’était purement et simplement téléportée, et ça, elle mit quand même quelques minutes à le réaliser. Jane, qui s'était trouvée face à la peur de sa vie tremblait encore. Même s'il fallait avouer que ce démon là n'était pas si terrible.