Tout s’effondre, les repères changent, on s’égare, la panique étreint nos cœurs et l’impuissance nous ronge. Roxane ne se sentait pas concernée par l’essor des esprits. Mais face au sérieux de la menace et les moyens anticipés pour les isoler du reste du monde, elle ne put rester stoïque plus longtemps. Elle ressentit cette ombre obscure qui planait au-dessus de leur tête, la sienne et celle de sa famille lorsque les attaques touchèrent les sorciers vaudou. Il était donc hors de question de rester les bras croisés et rester neutre. Il avait fallu l’apprendre à ses dépens suite à une prise de bec avec des militaires. Ils étaient chez eux. La ville en ruines et ils n’étaient pas là pour les secourir, mais plutôt les empêcher de s’échapper. Ils n’avaient pas leur place dans cette guerre. Cela se passait entre les surnaturels et ils ne favorisaient pas la survie de tous ces civils innocents qui tombaient par de nombreux poignés de décès. Ce fut la première fois que la médium se sentait prise en otage dans son propre chez-soi. Même si elle refusait de quitter la ville, ce n’est pas pour autant qu’elle fût à l’aise avec cette décision radicale. Mais avant cela, les petites catastrophes avaient jonché sa vie bien avant cette fameuse apocalypse.

Il fut un temps où Roxane apprenait avec détachement les pratiques. Le cœur n’y était pas et cela ne l’inquiétais pas outre mesure de ne pas développer des pouvoirs à la grandeur des ambitions de la famille. Cela engendra bien des déceptions que la petite fit mine de ne pas relever. Dissimulant ce malaise derrière un sourire enjoué et rempli de candeur. Difficile de savoir si à l’époque c’était simplement par insouciance ou si c’était un réel désir de se détacher de la tradition. Jusqu’à ce que ce soir-là durant une séance de spiritisme où elle se faufila furtivement. Dès lors qu’elle commanda l’esprit de Marie Laveau, on découvrit son don de sépulcre. Dès qu’elle susurra le nom de l’esprit, celui-ci avait tourné son regard vers elle. Cette scène la fascinait bien plus que cela l’effrayait. Partiellement consciente de ce qu’elle faisait, elle avait invité l’entité à la rejoindre et ce fut la première fois qu’elle vit de l’étonnement dans leur regard. On lui donna l’illusion d’être l’une des leurs en l’impliquant d’avantages dans les conversations et les causes familiales, mais au fond de Roxane, il y aura toujours ce sentiment d’être étrangère. D’être une simple invitée plus qu’un membre à part entière. Mais elle fit avec. Loin d’être une enfant difficile, son caractère malléable était agréable pour les adultes.

Il eut ensuite Emma, sa sœur adorée. Malgré son comportement parfois jugé caractériel, Roxane n’avait jamais eu de soucis durant leur enfance avec sa cadette. Elles étaient complices et partageaient leurs secrets. Jusqu’à ce que Emma comprenne. Jusqu’à ce que la sorcière réalise ce qui se cachait derrière les sourires amusés, des rires et des changements de sujets. Les reproches tombèrent. Roxane se contentait de son don de médium. Elle ne serait jamais comme eux. Si seulement c’était aussi simple. Mais Emma ne pouvait pas comprendre et sans doute qu’elle ne le pourra jamais. Ce qui leur reste de complicité est souvent parsemé de disputes ou de silences tendus. Parfois, il n’est pas nécessaire de dire à haute voix ce qu’on pense tout bas. Cela n’empêche pas Roxane de continuer de veiller sur sa sœur et de l’aimer.

Puis, il eut l’époque de la passion et de la fougue. Une période bien heureuse qui fit oublier les imperfections de la vie et des liens familiaux parfois tendus. Mais la vie est un magnifique cercle. Cette malicieuse bougresse fit voir de nouvelles couleurs à la jeune femme qui s’était enfin posée et qui avait trouvé une réelle indépendance. Il lui était insupportable qu’on lui dicte quoi faire. Comme si cet homme savait mieux qu’elle ce qui était bon et ce qui ne l’était pas pour elle. Cette fois, le sujet des disputes était son ambition de devenir « simple diseuse de bonaventure ». Cela prit du temps pour qu’elle se résigne. Ce fut aussi déchirant que pénible. Leurs chemins s’étaient séparés et loin d’être en bons termes. Elle était si amoureuse… Elle l’est sans doute encore… Un peu…  Elle est trop têtue pour l’admettre à voix haute. Comme elle était trop bornée pour céder. Elle ne supporte pas d’abandonner ses principes ou ses envies.

Et il eut une autre période qui arriva dans son parcours. Celle qui marqua une nouvelle aire. Celle qui l’emmène ici, dans un nouvel appartement miteux, car le sien a succombé à la catastrophe. Son cabinet avec. Ses souvenirs, ses lieux habituels pour se recueillir, tout ce qui lui était cher. La rage au ventre et un profond désir de tout ravager sur son passage face à cette injustice. La candeur l’abandonna bien vite pour faire place à cette pulsion. La vengeance.

Chronologie:
Mars 1980 ☥ Naissance
Octobre 1988 ☥ Découverte de son don
1991 ☥ Naissance de sa sœur, Emma
1999 ☥ Emménage dans son premier appartement
2004 ☥ Vie sa première rupture
2005 ☥ Se porte volontaire parmi les bénévoles après la catastrophe, l'ouragan Katrina
2013 ☥ Constate les changements et les perturbations en ville mais ne se sent pas concerné plus que cela. C'est simplement des tragédies une à la suite de l'autre
Août 2014 ☥ S'inquiète pour sa famille et passe quelque temps avec sa sœur. Profitant de l'occasion pour renouer avec elle mais cela ne fait qu'empirer
Août 2016 ☥ sent un malaise grandissant avec le nombre de victimes qui s’accroît et les esprits qui s'agitent autour d'elle. Prend la décision in extremis de quitter son appartement ainsi que son cabinet pour se réfugier avant l'explosion
Septembre 2016 ☥ Vie dans la précarité d'un appartement miteux provisoirement

Elle n’aimait pas sentir cela… Un frisson désagréable dévalait son échine et un souffle perfide lui effleura la joue. Une peur commença à l’étreindre, parcourir sa peau, serrer son cœur et jouait avec ses tripes.

Mauvais pressentiment.

Fuir. C’est tout ce qui semblait lui rester. La chose la plus contradictoire avec son raisonnement habituel. Lorsque ta maison devient l’endroit le plus dangereux du monde, qu’est-ce qu’il nous reste ? Mais la réaction la plus primaire l’emporta et la médium se laissa porter par l’instinct. Ne pensant pas à apporter des effets avec elle. Il ne fallait pas ralentir. Elle ne sut ce qui lui susurra pareille idée et cela n’était pas vraiment le moment de se laisser distraire. Néanmoins, durant sa course alors qu’elle croisait toutes ces personnes insouciantes, elle eut une étrange pensée pour eux. « Vous allez mourir… »

Durant sa fuite, assise dans sa camionnette, elle eut une nouvelle pensée. Cette fois pour sa famille, sa sœur, sa cousine. Vont-elles bien ? Comment s’en assurer ? Après s’être éloignée de son petit logis, elle ne savait plus où aller. Elle avait répondu à cet élan, mais maintenant, c’est l’indécision qui la gagnait.

Jusqu’à ce qu’elle entende ce bruit fracassant. Rapidement elle sentit son véhicule se soulever brièvement avant d’atterrir violemment. Un cri lui échappa, la panique anima à nouveau son cœur et cette fois, elle sentit l’engin s’incliner dangereusement sur le côté avant d’être complètement renversé sur le flanc. Ce n’était pas fini. À nouveau, il y avait ce sentiment d’urgence et l’adrénaline affluait dans ses veines, bandant ses muscles, éveillant son esprit.

- Je ne veux pas crever. Merde. Je ne veux pas… Non. Mh… Mh… Pas question.

Frénétiquement, Roxane secoua la tête. L’air résolu malgré l’éclat un peu fou et effrayé de ses yeux charbonneux. Le corps pesant contre la ceinture de sécurité, penché complètement sur le côté, il passa plusieurs minutes avant que la femme réussisse à se défaire et s’extraire du compartiment du véhicule. Un souffle chaud et une odeur de brulé l’assaillirent aussitôt qu’elle se libéra de la carcasse en ferraille.

Une nouvelle pensée la frappa aussitôt qu’elle longeait la route. « Ne regarde pas en arrière. »


Elle sursaute, regarde autour d’elle. La réalité et le cauchemar se chevauchent quelque peu. Son esprit est encore brouillé par ce souvenir qui revient sans cesse dans ses songes. Son cœur se serre en voyant qu’elle n’est pas chez elle. Réalisant au même moment qu’elle n’a plus de chez elle. Dormant sur un simple matelas à même le sol. Aucune décoration. Aucune photo de famille. Pas même de meubles. Une pile de vêtements à ses pieds. Tout perdu. Plus rien. Pourquoi ? Cette question la taraudera toujours. Pourquoi ?